La cantatrice chauve
LE POMPIER
Je vais vous prier de vouloir bien excuser mon indiscrétion (très embarrassé); euh (il montre du.doigt les époux Martin) ...puis‑je... devant eux...
Mme MARTIN
Ne vous gênez pas.
M. MARTIN
Nous sommes de vieux amis. Ils nous racontent tout.
M. SMITH
Dites.
LE POMPIER
Eh bien, voilà. Est‑ce qu'il y a le feu chez vous?
Mme SMITH
Pourquoi nous demandez‑vous ça?
LE POMPIER
C'est parce que... excusez‑moi, j'ai l'ordre d'éteindre tous les incendies dans la ville.
Mme MARTIN
Tous?
LE POMPIER
Oui, tous.
Mme SMITH, confuse.
Je ne sais pas... je ne crois pas, voulez‑vous que j'aille voir?
M. SMITH, reniflant.
Il ne doit rien y 'avoir. Ça ne sent pas le roussi'.
LE POMPIER, désolé.
Rien du tout? Vous n'auriez pas un petit feu de cheminée, quelque chose qui brûle dans le grenier ou dans la cave? Un petit début d'incendie, au moins?
Mme SMITH
Écoutez, je ne veux pas vous faire de la peine mais je pense qu'il n'y a rien chez nous pour le moment. Je vous promets de vous avertir dès qu'il y aura quelque chose.
LE POMPIER
N'y manquez pas, vous me rendriez service.
Mme SMITH
C'est promis.
LE POMPIER, aux époux Martin.
Et chez vous, ça ne brûle pas non plus?
Mme MARTIN
Non, malheureusement.
M. MARTIN, au Pompier.
Les affaires vont plutôt mal, en ce moment!
LE POMPIER
Très mal. Il n'y a presque rien, quelques bricoles, une cheminée, une grange. Rien de sérieux. Ça ne rapporte pas. Et comme il n'y a pas de rendement, la prime à la production est très maigre.
M. SMITH
Rien ne va. C'est partout pareil. Le commerce, l'agriculture, cette année c'est comme pour le feu, ça ne marche pas.
M. MARTIN
Pas de blé, pas de feu.
LE POMPIER
Pas d'inondation non plus.
Mme SMITH
Mais il y a du sucre.
M. SMITH
C'est parce qu'on le fait venir de l'étranger.
Mme MARTIN
Pour les incendies, c'est plus difficile. Trop de taxes!
LE POMPIER
Il y a tout de même, mais c'est assez rare aussi, une asphyxie au gaz, ou deux. Ainsi, une jeune femme s'est asphyxiée, la semaine dernière, elle avait laissé le gaz ouvert.
Mme MARTIN
Elle l'avait oublié?
LE POMPIER
Non, mais elle a cru que c'était son peigne.
M. SMITH
Ces confusions sont toujours dangereuses!
Mme SMITH
Est‑ce que vous êtes allé voir chez le marchand d'allumettes?
LE POMPIER
Rien à faire. Il est assuré contre l'incendie.
M. MARTIN
Allez donc voir, de ma part, le vicaire de Wakefield!
LE POMPIER
Je n'ai as le droit d'éteindre le feu chez les prêtres. L'évêque se fâcherait. Ils éteignent leurs feux tout seuls ou bien ils le font éteindre par des vestales.
M. SMITH
Essayez voir chez Durand.
LE POMPIER
Je ne peux pas non plus. Il n'est pas Anglais. Il est naturalisé seulement. Les naturalisés ont le droit d'avoir des maisons mais pas celui de les faire éteindre si elles brûlent.
Mme SMITH
Pourtant, quand le feu s'y est mis l'année dernière, on l'a bien éteint quand même!
LE POMPIER
Il a fait ça tout seul. Clandestinement. Oh, c'est pas moi qui irais le dénoncer.
M. SMITH
Moi non plus.
Mme SMITH
Puisque vous n'êtes pas trop pressé, Monsieur le Capitaine, restez encore un peu. Vous nous feriez plaisir.
LE POMPIER
Voulez‑vous que je vous raconte des anecdotes?
Mme SMITH
Oh, bien sûr, vous êtes charmant. Elle l'embrasse.
M. SMITH, Mme MARTIN, M. MARTIN
Oui, oui, des anecdotes, bravo! Ils applaudissent.
M. SMITH
Et ce qui est encore plus intéressant, c'est que les histoires de pompier sont vraies, toutes, et vécues.
LE POMPIER
Je parle de choses que j'ai expérimentées moi-même. La nature,, rien que la nature. Pas les livres.
M. MARTIN
C'est exact, la vérité ne se trouve d'ailleurs pas dans les livres, mais dans la vie.
Mme SMITH
Commencez!
M. MARTIN
Commencez!
Mme MARTIN
Silence, il commence.
LE POMPIER, toussote plusieurs fois.
Excusez‑moi, ne me regardez pas comme ça. Vous me gênez. Vous savez que je suis timide.